Pendant la période du ramadan, un groupe de bénévoles de l’association “Les Mamans du Coeur” s’est réuni tous les jours en vue de préparer des repas livrés à des familles dans le besoin. L’occasion d’en apprendre beaucoup plus sur les autres, et un peu plus sur soi.
« C’est nous qui allons vers eux, c’est pas eux qui viennent vers nous », rectifie Naïla Jaaouane, la présidente de l’association “Les Mamans du Cœur ”, alors qu’elle range la cuisine mise à sa disposition par le centre culturel Luxereau du quartier Jean Macé, à Trappes. Ce jour-là, en plein mois de Ramadan, ce sont une dizaine de mamans qui ont cuisiné du poulet aux olives accompagné de pommes de terre, en vue de distribuer des repas dans des hôtels de Trappes hébergeant des familles envoyées par le 115. « Ces familles fréquentent les mêmes écoles que nous » explique Naïla.
En cette période, les mamans se réunissent tous les jours et cuisinent de tout. De la soupe, du riz au poulet, du tajine, des desserts. Des menus choisis la veille en fonction des dons arrivés. Les trois premiers jours du Ramadan, c’est l’association elle-même qui a subventionné les repas, grâce à un petit budget à sa disposition. Mais très vite, il a fallu compter sur les dons extérieurs comme ceux d’un vendeur de légumes du marché ou bien de mamans qui mettent la main à la poche, comme Myriam, 45 ans, venue ce jour-là apporter un peu de nourriture : « ce qui important pour moi, surtout à cette période, souligne-t-elle, c’est de savoir que tous les soirs les gens ont quelque chose à manger, comme moi quand je dresse la table pour ma famille ». Poussée par un besoin de solidarité, son but, explique-t-elle, est d’aider ceux qui n’ont pas et qui n’osent pas demander : « Ça me nourrit, ça me permet de ne pas être concentrée que sur moi, et de faire pour l’autre. Sinon l’esprit n’est pas équilibré ».
"Parfois, on peut avoir beaucoup de soucis dans la tête, mais quand on vient ici, c’est tranquille. On oublie"
Les dons, c’est aussi l’affaire de certains jeunes du quartier. « Le week-end dernier par exemple, on n’avait pas de viande. Ce sont des jeunes de l’association qui sont partis acheter la viande nécessaire pour pouvoir la distribuer dans les hôtels », raconte Naïla. Tous les jeunes ne font pas de dons ‑beaucoup n’en ont pas les moyens – mais tous ceux qui sont présents sont actifs. Des jeunes comme Mohamed, 24 ans, qui habite dans l’un de ces hôtels accompagné, et qui a connu l’association par le “bouche à oreille”, comme beaucoup d’autres. Lui, c’est son assistante sociale qui lui en a parlé. Il vient pour la troisième fois, attiré par l’ambiance conviviale qui règne et qui lui fait du bien. « Parfois, on peut avoir beaucoup de soucis dans la tête, mais quand on vient ici, c’est tranquille. On oublie », confie-t-il.
Naïla raconte que les jeunes étaient disponibles en plus grand nombre l’année dernière, en raison du confinement et de l’arrêt de la scolarité. Cette année au contraire, malgré la longue période de confinement, la plupart ont suivi leurs études, et sont venus plus souvent le week-end, au moment où il y a beaucoup de livraisons à faire. C’est le cas d’Ikram, 17 ans, qui connaît les mamans du cœur depuis toute petite. Elle y est ce jour-là dans le cadre de la semaine d’effort, un dispositif de la mairie permettant aux jeunes de financer un projet personnel après une première expérience professionnelle rémunérée. « Ici, il y a beaucoup de choses à faire. Je me sens trop utile », s’enthousiasme-t-elle.
Côté organisation, « on travaille en équipe, on est soudé », assure Mariama, maman de 43 ans habitant elle aussi un des hôtels partenaire, ravie de travailler avec toutes ces femmes. Chacune d’elle a un talent qu’elle met au service de l’association, « moi j’suis bon pour la communication, une autre va faire le chauffeur, un autre le ménage, une autre la pâtisserie… », détaille Naïla. Leur groupe WhatsApp leur permet de communiquer et d’aider à répartir les tâches.
Au moment de la préparation des repas, pas plus de 6 personnes dans la cuisine du centre social, en raison des contraintes sanitaires. Les autres se mettent dans la salle d’à côté où elles peuvent éplucher des légumes ou préparer les sacs dans lesquels vont être rangés les repas. D’autres, comme cette maman sénégalaise, la cinquantaine, qui habite au quartier de la clef de Saint-Pierre à Élancourt, proposent de cuisiner de chez elle. Un jour, grâce à sa préparation de yassa au poulet, un plat sénégalais à base d’oignons frits et de riz, les mamans ont pu finir plus tôt. Il ne leur restait qu’à ranger la nourriture dans les paniers et à les livrer.
Ça permet aux jeunes de se sentir actifs, utiles et citoyens à part entière. Ils trouvent un rôle en allant dans les hôtels.
A la fin de ce type de journée, c’est un sentiment de solidarité et de travail en commun bien fait, hors des quatre murs de sa chambre d’hôtel, que chérit Mariama. « Même si on n’a pas grand-chose, grâce au partage, on y arrive », raconte-t-elle. Pour elle Les Mamans du Cœur, c’est comme un vrai boulot, « comme si je travaillais dans un restaurant ».
Cette association Naïla Jaaouane l’a montée il y a 11 ans « parce que j’avais trois ados qui grandissaient dans le quartier ». Au début, son souhait était d’aider les jeunes. Puis elle s’est rendu compte que les mamans avaient besoin de plus d’aide que les jeunes. Ensuite elle s’est rendu compte que les familles à l’hôtel avaient encore plus besoin d’aide que les mamans du quartier. Du coup elle a englobé tout le monde. « Ça permet aux jeunes de se sentir actifs, utiles et citoyens à part entière. Ils trouvent un rôle en allant dans les hôtels. Ils apprécient le fait d’être bénévole en dehors de l’école et du travail. Et pour ceux qui ne sont plus à l’école et qui traînent dans les quartiers, ils se trouvent utiles aussi », explique la mère de famille.
L’association agit toute l’année. En dehors de la période de ramadan, tous les soirs à 20h, la boulangerie Ange leur donne leurs pains invendus que des bénévoles distribuent ensuite dans ces hôtels, dont les responsables ont le numéro de Naïla. Ils l’appellent dès qu’une nouvelle famille arrive : « Ils nous disent : Voilà, il y en a une nouvelle arrivée ». Et ensuite c’est nous qui allons vers eux. Nous allons vers eux au début, précise la présidente. Mais après ils savent que s’ils ont besoin d’aide, ils peuvent venir vers nous ». L’association, pourtant à peine financée par les pouvoirs publics, accompagne certaine de ces familles dans de nombreux domaines, notamment en matière de démarches administratives ou d’accompagnement chez le médecin. Elle aide même parfois à scolariser des enfants qui n’ont parfois aucun papier d’identité.
Naïla est aussi régulièrement appelée pour apaiser les tensions qui peuvent naître de disputes. « Tout ce qui est difficile, tout ce qui est psychologique, c’est pour moi ». Pour faire au mieux, Naïla a décidé de s’inscrire à une formation à l’écoute active. Nécessaire au vu de la tension qui éclate régulièrement. Pour bien faire comprendre la difficulté de la chose, Naïla raconte qu’une année, elle avait emmené des mamans avec elle lors d’une livraison dans des hôtels. Une des bénéficiaires de ces livraisons s’est soudainement fâchée quand Naïla lui a interdit de prendre deux sacs plutôt qu’un, au point de l’insulter. « Moi, ça ne me dérange pas qu’elle m’insulte, explique-t-elle, parce que je me dis qu’elle a des problèmes, ou qu’elle croit vraiment que je privilégie une autre personne ». Après cet épisode, de nombreuses bénévoles présentes ont alors expliqué qu’elles ne reviendraient plus faire de livraisons dans ces conditions. Depuis, Naïla préfère se faire accompagner lors de ses tournées par des jeunes, filles et garçons mélangés, qu’elle a formés à ces situations. Au devoir d’apprendre à dire « non » notamment.
J’ai appris que la place d’une femme n’est pas qu’à la maison
En période de ramadan, loin de ces tracas de l’action quotidienne, c’est l’occasion pour les mamans de se retrouver ensemble dans un même lieu pour préparer des repas. Ces rencontres entre femmes dans un cadre associatif est parfois un moment de révélation du droit à la dignité de toutes les femmes. « J’ai appris que la place d’une femme n’est pas qu’à la maison », assène Mariama. Même révélation pour Frécka, 56 ans, habitante de Trappes. Après avoir participé financièrement par le biais de sa voisine qui lui a parlé de l’association, elle a eu un jour envie de la rencontrer et de la voir fonctionner. Elle y a découvert “la diversité des nationalités. Et elle aussi a apprécié de ressentir cette solidarité féminine chez les mamans. « C’est magnifique », conclue-t-elle.
Pourtant, au sein du groupe, ce travail en commun et la préparation de repas pour des personnes sans ressources donnent aussi lieu parfois à des rencontres brutales, comme entre deux classes sociales, entre celles qui ont et celles qui n’ont presque plus rien, dans un contexte économique compliqué dont elles sentent qu’il les fragilise. Lisa, 41 ans, et bénévole depuis cette année, explique : « D’habitude, on regarde ceux qui sont plus hauts que nous. Mais il faut aussi regarder ceux qui sont en dessous de nous ». Pas uniquement par humanité, mais parce que le sentiment d’un jour risquer de tomber dans une situation compliquée est omniprésent. Comme chez Malika, maman bénévole de 42 ans, pour qui « demain, on peut aussi avoir besoin et aimerait bien que quelqu’un nous aide »
Pour l’association, la fin du mois de ramadan est ainsi le moment le plus intense d’une saison qui ne se termine jamais vraiment. Et quand Naïla explique en riant qu’elle souhaite maintenant se « reposer, parce que c’est fatiguant », elle sait bien les plus nécessiteux, ramadan ou pas, ont toujours besoin de manger et d’être accompagnés. Le plus fatiguant pour elle sera peut-être de devoir rendre les lieux qu’elle utilisait, et d’essayer de trouver un autre local pour continuer.
Kandia Dramé