Franck, 29 ans, ayant été suivi par l’aide sociale à l’enfance (ASE), a eu accès à un logement dans une résidence sociale de Trappes après 11 ans dans la rue.
C’est l’infirmière de son école qui a fait le signalement, après que la maitresse d’école se soit aperçue que le jeune garçon avait de fortes douleurs au ventre qui l’empêchaient de se concentrer « J’étais un punching ball humain quoi. Ils se lâchaient sur les coups », raconte-t-il en parlant de ses parents. Après l’infirmière, un médecin l’a examiné. Ils ont appelé la police, puis l’unité médico judiciaire « pour prendre des photos et tout le bordel ». A peine une heure plus tard, appel au procureur de la République afin d’organiser une audience d’urgence. En l’espace de deux heures, Franck quittait sa vie à Melun et était placé en foyer, sans même pouvoir revoir ni ses parents ni ses frères et sœurs. « Je comprenais pas ce qu’il se passait, on m’a juste dit « on te retire de ta famille, on te met dans un autre lieu ». En même temps à trois ans qu’est-ce que je peux comprendre de plus ? », convient-il. Ses parents se voient destitués de leur autorité parentale en raison des violences tant physiques que sexuelles qu’ils ont fait subir à leur enfant. « Peut-être que s’il y avait eu juste des coups ils auraient pu garder l’autorité parentale. Mais là procureur leur a retiré direct. Ils ne pouvaient pas me laisser comme ça à me faire torturer » raconte-t-il, encore perturbé.
« C’est pas chez moi. Ça va pas le faire ». Devant le foyer, Franck ne comprend pas ce qu’il fait là. A peine arrivé, ça criait dans la cour « ah un gros porc ! Un nouveau gros porc ! ». Ça finit par une bagarre dès le premier jour. Trois jours plus tard une de ses sœurs et deux de ses frères sont intégrés dans le même foyer, les autres membres de la fratrie ne vivant déjà plus avec les parents de Franck. Ses frères et sœurs subissaient également des maltraitances au sein de leur famille, mais moins fréquemment parce qu’ils étaient déjà plus âgés et se défendaient « un minimum » selon Franck.
Pour eux c’est un peu moi le fautif du placement, j’ai l’impression de pas réellement faire partie de la famille à cause de ça
Ses frères et sœurs, avec lesquels les relations sont complexes, ont eu un parcours « un peu plus tranquille » que lui en étant placés dans des familles d’accueil « correctes », qui les ont aidés à s’en sortir. « Pour eux c’est un peu moi le fautif du placement, j’ai l’impression de pas réellement faire partie de la famille à cause de ça. Eux ont eu une vie de famille, analyse Franck, c’était des lieux plus adaptés que ce que moi j’ai connu ».
Lui a été balloté de foyers en foyers : dans le 95, le 94, Limoges, Perpignan, Orléans, en Bretagne… où il ne restait jamais plus de quelques mois. Il confie qu’il faisait tout pour ne pas rester dans les lieux « Ça a été une bataille pendant toutes ces années pour plus ou moins survivre et m’intégrer et me dire qu’au final ma vie sert à quelque chose. Ça venait sûrement aussi un peu de moi. Les foyers c’est bruyant, conflictuel. » Il n’a eu aucune visite de ses parents pendant ses trois premières années de placement. « C’est moi qui ai fait la demande après parce que je ressentais le besoin et le manque affectif malgré tout », mais ça n’a pas été accepté de suite. C’était surtout sa mère qui lui manquait. « Même si elle participait elle aussi aux maltraitances, j’ai eu plus de facilité à lui pardonner à elle » convient-il. Il y a donc eu un an de suivi psychologique poussé sur Franck et ses parents, chacun de leur côté, pour voir s’ils étaient aptes à renouer des liens, reprendre contact. Dans le contexte hyper conflictuel des foyers et dans une situation qu’il vit comme un déracinement, il se renferme : « je me bloquais vis-à-vis des autres, je n’allais pas vers eux » admet-il. Il ne parlera pas vraiment jusqu’à ses sept ans, « Je criais, je pleurais, je me bagarrais. C’était ma manière de m’exprimer », se souvient-il. Il se souvient aussi que de ses trois ans à ses dix-huit ans, il avait « toujours un éducateur sur le dos. En plus je ne m’entendais pas avec eux. C’est quelqu’un qui est là à vouloir tout le temps te tenir, t’encadrer, avec mon vécu je peux pas. ». Il affirme en avoir eu 36, car ils en avaient tous marre de lui.
Le fait de trouver quelqu’un qui montre de la gentillesse, de la compassion, ça m’a débloqué
Seul un ami a permis de briser la carapace. Franck l’a rencontré à 9 ans. « C’est le seul qui ne m’a pas dévisagé, qui m’a pas montré de signe d’agressivité ou quoi que ce soit. Au contraire, il a eu un comportement de grand frère », relate-t-il. C’est alors que Franck se souvient s’être ouvert un peu plus aux gens, de parler plus. « Le fait de trouver quelqu’un qui montre de la gentillesse, de la compassion, ça m’a débloqué. On avait un lien plus qu’amical, c’était familial ». Aujourd’hui, c’est Franck qui soutient son meilleur ami, actuellement en transition « pour devenir une femme », face au regard des autres. « Je sais que le regard des autres ça impacte beaucoup sur l’état mental. Le regard, le mépris des gens, on le ressent et ça n’aide pas. J’en parle en connaissance de cause » reconnaît-il.
Après nombre de foyers, l’Aide Sociale à l’Enfance l’a placé en famille d’accueil, à ses 10 ans. « La toute première famille où j’ai été était musulmane. Ils m’ont recueilli dans un état pitoyable. Vraiment, que ça soit psychologique ou physique. Avec eux, je n’ai jamais eu le ressenti de : « je suis de trop » »». Il y est resté pendant trois ans, tout se passait bien, il s’entendait très bien avec leur fille avec laquelle il a créé des liens forts,
Il se sentait chez lui, a pu prendre confiance en lui. Il y avait même eu le projet de l’adoption, mais l’ASE a décidé de le changer de famille. « J’ai jamais compris pourquoi, mais je pense que c’est aussi dû à ma famille derrière. Ça m’a énormément touché. L’ASE là sur le coup, je les ai vraiment pas compris. Pourquoi ils ont fait ça ? », s’interroge-t-il encore avec amertume. Il n’a plus jamais eu de contact avec eux après ça. Il sait qu’ils sont repartis vivre au Maroc, il les a recherchés sur Facebook plus tard, mais ne les a jamais trouvés. Dans sa seconde famille d’accueil, ça fonctionne difficilement.
Savoir comment s’occuper des plantes, savoir comment faire pousser du cannabis c’est un plus hein, je vais pas le cacher
Rapidement, Franck s’est retrouvé en première année de CAP en horticulture, pour travailler en plein air plutôt que dans les bureaux, dans les domaines des espaces verts, de l’entretiens de jardin. Pour faire plaisir à son père, car cela le rassurait de le savoir toujours scolarisé, et aussi un peu à lui : « bah à ce moment-là je fumais déjà, admet-il. Savoir comment s’occuper des plantes, savoir comment faire pousser du cannabis c’est un plus hein, je vais pas le cacher, même si c’est pas exactement pareil. » Allergique au pollen, il se lance dans une formation en restauration. Et des cours théoriques en horticulture… « Et c’était assez marrant parce que la théorie se reflétait dans mes plats. J’aimais bien. » Puis ce furent des emplois en mécanique automobile, métallurgie, ébénisterie, maçonnerie… Tout ça entre ses 15 et 17 ans, grâce à l’accompagnement proposée par l’association la Cité de l’Espérance.
Franck a fini par passer les diplômes pour pouvoir être maître-nageur, après avoir fait de la natation pendant plus de 6 ans, pour lutter contre ce surpoids qui lui a porté préjudice dans ses foyers et « parce que ça fait autant du bien au corps qu’à l’esprit ». Sans succès. « Il y a le préjudice psychologique qui a fait que ça n’a pas fonctionné » explique-t-il sans plus de détails.
A 17 ans l’ASE le place dans un foyer à groupe réduit, de six jeunes, mais « la collectivité moi je pouvais plus, se souvient-il. Même à l’heure actuelle je peux plus, je sature. » Franck est resté un an dans ce lieu de vie, ses relations avec les autres étant déplorables même si « le cadre était bien ». Un peu avant ses 18 ans, alors qu’il ne s’entend pas avec l’éducateur qui le suit, l’ASE lui propose un « contrat jeune majeur » permettant de prolonger les aides de l’ASE. Il refuse, souhaitant vivre hors de ce cadre, ses propres expériences et ses erreurs.
si ça vous dérange pas, je vous rejoins et on se met tous à la rue !
Franck se retrouve à la rue pour plus de 10 ans, dans une tente. Il rencontre rapidement une fille à la rue elle aussi, une amie de son meilleur ami. Un soir, ils passent la journée tous les trois « et le soir, il me regarde, il me dit : « bon tu sais quoi, même si je bosse, là je suis en colocation, ça me casse les couilles, je suis avec un couple qui me saoule. Donc si ça vous dérange pas, je vous rejoins et on se met tous à la rue ! » », Les voilà tous les trois à la rue ensemble pendant 3 ans.
Pendant la vie à la rue, Franck appartenait à un groupe bien soudé : les métalleux, teuffeurs, gothiques. Il était donc rarement seul, en plus, il était avec son meilleur ami. De fil en aiguille, ils se sont trouvé un coin de rassemblement, à Châtelet, « avant t’arrivais là-bas, tu savais que c’était notre groupe », affirme t‑t-il fièrement. Puis d’autres « clans » ont commencés à s’y installer, « ça faisait quelques petites guerres, on se foutait sur la gueule presque tous les jours, donc on avait le droit à la chanson de la police » dit-il en riant. Les autres groupes ont finalement réussi à récupérer la place de Châtelet. Après ils ont fait de l’urbex : ils trouvaient des bâtisses inhabitées, puis allaient en mairie pour savoir si les logements étaient inhabités depuis au moins trois ans, de manière à être sûr que la police n’allait pas les virer.
A ses 23 ans, il y a six ans, Franck a rencontré une femme, sur internet, qui avait déjà une fille de trois ans. Après avoir passé un an à se parler sur internet ils se rencontrent et après deux ans de relation, « il y a eu la naissance d’un p’tit bout. C’est avec elle que j’ai eu Maël ». Son fils nait après 5 mois et demi de grossesse. « A peine sorti, le médecin me l’a pris des mains « on va le mettre en couveuse », raconte-t-il plein d’émotion. Là je l’ai vu branché et tout, c’était un vrai bordel. Il a tenu 6 mois en couveuse et il est décédé le jour de mon anniversaire. Donc depuis maintenant trois ans je ne fête plus mon anniversaire, mais je fête l’anniversaire du décès de mon fils. C’est le seul truc que je me vois faire en fait. » Rétrospectivement, il dit que ça a été le moment le plus joyeux de toute sa vie, malgré les circonstances. Il pensait recommencer une nouvelle vie, celle d’un père, malgré ses doutes à être capable à devenir père, lui qui dit n’avoir « jamais eu ce sentiment-là, l’amour d’un père ». Pendant cette période, il n’est jamais réellement sorti de la rue faisant des allers-retours entre la rue et le domicile de sa copine.
Dans la rue, Franck a été confronté au milieu de la drogue et en a lui-même consommé en tous genres – cannabis, cocaïne, MD, kétamine – qu’il s’autorisait à prendre lorsqu’il allait en teuf. Pour pouvoir financer sa consommation, il lui est arrivé de faire quelques boulots à droite à gauche : tondre une pelouse, laver des voitures, aider des personnes âgées à faire leurs courses… permettant de récolter un peu d’argent : 10, 15, 20 euros, précise-t-il. Pour se nourrir, il allait dans les boulangeries, les magasins, les restaurants, et demandait les invendus « Ça marchait pas tout le temps, mais généralement ceux qui donnaient, c’est les personnes de confession musulmane. Du coup j’allais souvent demander dans les boulangeries orientales ».
les centres pour SDF clairement c’est fini, je ne les fais plus ! » Quitte à ce que je me fasse tabasser la gueule, bah autant que ce soit dehors.
Franck est aussi allé dans des centres d’hébergement d’une nuit lorsqu’il faisait vraiment froid en période hivernale « le matin, fallait que t’appelles entre 6h et 6h15, mais vraiment tous les matins pour avoir une place sûre, et encore ! ». Le lendemain matin, réveil à 6h30 pour être parti à 7h, 8h max. Mais même dans ces institutions, « c’est des gens qu’on connait pas », c’est des vols et des bagarres. Franck se souvient s’être fait voler ses affaires cachées sous lui. « Et en plus après je me suis fait casser la gueule par des agents de sécurité parce que j’ai pété un câble. C’est là que je me suis dit : « les centres pour SDF clairement c’est fini, je ne les fais plus ! » Quitte à ce que je me fasse tabasser la gueule, bah autant que ce soit dehors. ». Pourtant dormir à la rue c’est vivre avec la peur de mourir. « Faut être dans des endroits où il y beaucoup de circulation, il y a toujours quelqu’un qui peut voir. La police arrive si il se passe quoi que ce soit. Le bois de Vincennes, il fait tout noir, tu ne vois rien, ça fout une sacrée pression, tu sais pas s’il y a une agression à combien ils sont, tu peux pas te défendre ni rien ». Pour une femme, confie-t-il, c’est encore pire. Les femmes à la rue sont en plus prises pour des objets.
Avant d’arriver dans un logement social, Franck était dans les Bois de Vincennes avec trois ou 4 autres personnes, et un ancien légionnaire qui était à la rue s’est fait égorger par deux individus, il voulait calmer une bagarre entre des SDF et des jeunes, au final c’est lui qui s’est fait planter. « Quand les flics sont venus me voir, ils m’ont demandé si j’avais des armes sur moi, je leur ai répondu « bien sûr que j’ai un couteau, je suis à la rue, je suis pas chez moi là ! Si ils viennent à 4, je fais comment ? ». Je me demandais souvent quand est ce qu’on allait me retrouver si il m’arrivait quelque chose ? Au bout de combien de temps ? Qui ? Quoi ? Comment ? Etre toujours sur ses aguets, on ne dort pas forcement, puis après il faut enchainer la journée, au bout d’un moment c’est pas simple quand t’es tout seul, c’est pour ça que quand t’es à plusieurs, c’est des trucs qui sont plus simples, tu peux te relayer un minimum ». La manière dont cet homme s’est fait tuer et la manière dont ça s’est passé ont dégouté Franck de la rue. Il commençait à se dire que si quelqu’un venait l’embêter, il ne chercherait plus à comprendre.
Je commence à me dire que j’ai le droit à une vie un peu plus heureuse que celle que j’ai vécue jusqu’ici
C’est là qu’il a eu le déclic : « Il faut que je sorte de la rue ». Il est donc allé à la mairie du 17ème, leur a expliqué qu’il était à la rue depuis 11 ans, et que là il n’en pouvait plus « Soit vous me trouvez un endroit soit je vais buter tout le monde » leur a‑t-il dit. La mairie a appelé le 115, qui lui a trouvé un hébergement et l’a fait suivre par une assistante sociale de la Permanence Sociale d’Accueil de Belleville. On le loge tout d’abord dans un foyer d’urgence, le temps de trouver un autre hébergement plus adapté. « Pendant ce séjour c’était horrible, j’étais même épié sous la douche. Je me sentais tellement pas bien que je les menaçais de retourner à la rue. Ils me répondaient : « Allez‑y on vous retient pas ». Ce qui m’a fait rester c’est la promesse que j’ai fait à ma mère de m’en sortir », il y a deux ans et demi. C’est comme ça que Franck a fini par arriver ici, à Trappes, dans une résidence sociale, depuis mai 2020. Un vrai soulagement, car il a un toit, et peut faire sa lessive, se laver même si la difficulté financière est toujours là : « Je galère » résume-t-il, mais « au moins je suis plus dehors, j’ai plus à me faire agresser, j’ai plus cette crainte-là de mourir, d’être toujours à surveiller ce qu’il me manque, ce qu’on m’a volé. Je commence à me dire que j’ai le droit à une vie un peu plus heureuse que celle que j’ai vécue jusqu’ici. De toute ma vie, c’est la première fois que j’ai MON chez moi. » Il lui a quand même fallu trois mois avant de dormir dans son lit : « Je dormais que par terre. Et très peu. »
Le confinement pèse beaucoup sur Franck : il reste chez lui toute la journée vu qu’on ne peut trop rien faire, il sort de temps en temps faire un tour d’une heure aux alentours « Je regarde des films sur Netflix ou des trucs comme ça, je dessine, mais ça n’occupe pas vraiment. Le temps est long quoi. Et le fait de voir personne c’est relou parce qu’au final on s’enferme dans une bulle de solitude et c’est pesant. »
Il a trouvé actuellement sa voie dans le tatouage, lui qui dessinait depuis longtemps mais qui ne se voyait pas retranscrire ses dessins, parce que « quand je dessine je mets une part de moi et c’est compliqué de les montrer et de dévoiler quelque chose de ma personne », admet-il pudiquement. Franck est actuellement inscrit au Pôle Emploi, touche le RSA, et tatoue parfois un peu à domicile. Il espère que le Pôle Emploi local pourra lui financer une formation afin d’exercer officiellement dans le tatouage.
Aujourd’hui, Franck a toujours des relations très compliquées avec sa famille, son père surtout. Les conversations téléphoniques finissent toujours mal : « J’ai rien à lui dire à part « ouais j’ai un logement, ouais mais derrière j’ai pas de boulot, je suis toujours au même point », il va me dire « ouais bah écoutes ça change pas de la dernière fois où je t’ai eu au téléphone » donc pour me sortir ce genre de truc ça sert à rien. Je l’ai pas vu depuis plus de 15 ans. »
Les seules personnes avec qui il est resté en contact dans sa famille sont ses frères, qu’il n’a pas pu trop voir pendant le confinement. Il a aussi vécu le décès de sa mère pendant la crise sanitaire. « On n’a pas pu faire ce qu’il fallait pour honorer ses dernières paroles. Il y a quand même eu l’incinération tout ça mais là, à l’heure actuelle, on se retrouve avec les cendres chez mes frères ainés et on peut même pas faire la dispersion ».
Clarisse Binard