A Caen, deux mères et un père d’enfants djihadistes partis de Trappes pour la Syrie et l’Irak sont venus raconter les affres de leurs histoires, passées et présentes, au public du forum pour la paix à Caen.
« Je voudrais remercier tous les livres ». « J’ai une question pour les livres ». Ici, ce jeudi 1er octobre, à l’abbaye des femmes de Caen, les livres ouverts sont des êtres humains qui prennent la parole pour raconter leurs vies percutées par la guerre. Carmela, et Joëlle, accompagnée de son mari Hocine, font partie de ces livres. Elles ont été invitées par l’association « Initiatives et Changement », avec laquelle Naïla Jaaouane, par ailleurs présidente de l’association de Trappes « les Mamans du Cœur », à participer au forum mondial Normandie pour la Paix et à une série de rencontres au cours desquelles plusieurs victimes de conflits armés sont venues raconter leurs histoires. Sous une énorme tente plantée dans la cour de l’abbaye, ils sont ainsi 8 livres à parler, dans 8 espaces délimités par un carré d’une vingtaine de chaises, chacun prenant la parole 10 minutes pour raconter son histoire. Plusieurs pays y sont représentés : Syrie, Kurdistan, Rwanda, Soudan, France, Cambodge, Afghanistan, Iran, Tunisie.
Carmela, Joëlle et Hocine représentent la France. C’est leur commune histoire tragique dont ils sont venus témoigner, celle d’enfants partis sans rien dire en Syrie et en Irak, à œuvrer au nom de la barbarie de l’État Islamique puis mourir ou être porté disparu dans les villes devenues maudites de Raqqa et Mossoul, en laissant derrière eux des familles ravagées. Carmela et Joëlle sont aussi venues chercher la paix, un début de paix intérieure dans la guerre qu’elles vivent depuis plusieurs années. Elles aussi sont en exil, dans l’incapacité qu’elles sont à vivre le moment présent dans le lieu présent. Leur âme est avec leurs enfants, leurs belles-filles et leurs petits-enfants, morts, ou vivant dans des camps en Syrie, dans des conditions horribles. Cette tension qui existe en elles, c’est celle de ces parents qui ont un amour naturel, animal, pour ces bourreaux aux actes et aux discours pleins de mépris et de haine pour les « kouffars ». Pourtant, loin des clichés de la télé, ce qui est marquant chez ces deux familles, au-delà de l’amour qu’elles portent toujours à leurs enfants morts, c’est la lucidité de leur jugement concernant ce qu’ils ont fait. Loin d’elles la volonté d’en faire des martyrs ou les victimes d’un système. Elles regardent en face les crimes que leurs enfants ont commis. Elles qui ont aussi été trompées.
En 2015, le plus grand fils de Joëlle et Hocine, âgé de 37 ans, est parti de Trappes avec sa famille pour la Syrie. Il y est mort des suites d’une balle reçu dans le torse lors d’un combat, laissant derrière lui une fille de 9 ans, qui mourra elle aussi sur place des suites de bombardements. Il y a aussi laissé un garçon né en là-bas, âgé aujourd’hui de 5 ans, et ses deux filles de 14 ans et de 15 ans, tous les trois internés actuellement dans un camp en Syrie géré par des Kurdes. Pour Joëlle et Hocine ça n’était pourtant pas fini. L’année suivante, en 2016, ce fut au tour de son plus jeune fils de 34 ans, célibataire, qui a fait le choix de partir rejoindre son frère pour faire le djihad. Une fois sur place, il n’a pas pu voir son frère, ce dernier venant de mourir. Lui s’est fait exploser à Mossoul.
"L’émotion le submerge, quand il prend conscience que des gens prennent vraiment le temps d’écouter l’histoire qu’il a partagé si longtemps seul avec sa femme."
Aux groupes d’une petite dizaine de personnes qui viennent l’écouter à tour de rôle, toutes le dix minutes, Joëlle accroche l’intérêt des personnes présentes, en prenant appui sur une série de photos collées sur une grande feuille jaune, sur les conditions de vie de ses petits-enfants et de sa belle-fille, internés dans un camp dans le Kurdistan syrien, administré par des Kurdes, et équipés de tentes fournies par des ONG. Mais ça fait longtemps que les ONG sont parties. Elle leur raconte, photos à l’appui, que ses petites-filles sont extrêmement maigres, qu’elles ont les cheveux rasés en raison de l’omniprésence des poux, que leurs conditions de vie sont extrêmement difficiles, et qu’elle craint de les voir elles aussi mourir. Hocine, son mari ne parle pas. Il écoute sa femme, comme les autres personnes du public dont il ne se distingue pas, comme s’il apprenait pour la première fois ce que sa femme explique. Hocine a seulement les traits un peu plus marqués, le regard un peu plus vide que les autres, derrière son masque. Les yeux humides, l’émotion le submerge, quand il prend conscience que des gens prennent vraiment le temps d’écouter l’histoire qu’il a partagée si longtemps seul avec sa femme.
Pour Carmela c’est plus compliqué de prendre la parole en public. Elle pense que l’histoire de la destruction de sa famille parle moins aux personnes présentes. Son seul fils, elle qui est mère de deux autres filles, est lui aussi parti de Trappes pour rejoindre Daesh à 19 ans, sans la prévenir. Après plusieurs jours sans nouvelles, elle se rend compte qu’il ne lui a laissé, caché dans son Coran, qu’une lettre explicative, rappelant l’amour d’un fils pour sa mère, et lui annonçant en même temps son départ vers l’État islamique. Il faut la lire pour le croire, cette lettre qui contient, pour de vrai, hors d’un plateau télé trop éclairé, ces termes associés naïvement annonçant dans un même élan un amour filial, une volonté de prendre les armes contre sa propre patrie, et comme un désir indistinct de mourir.
"Carmela se bat au quotidien pour ce qui intéresse moins les plateaux télé, la situation de ceux qui sont restés auprès d’elle, et qui souffrent."
Contrairement à Joëlle et Hocine, Carmela n’a plus de famille vivant en Syrie. Elle n’a plus de nouvelles de son fils depuis le 19 août 2017. « Je sais pas si il est dans les prisons de Bachar, s’il est mort, ou s’il est dans un charnier » déplore-t-elle en scrollant le fil Telegram sur lequel sont consignés leurs échanges de textos. Sa petite-fille née là-bas est décédée, ainsi que sa belle-fille, sur le toit d’un hôpital bombardé où toutes les deux ont été placées par Daesh pour faire office de boucliers humains. Mais pour Carmela aussi il reste des enfants à accompagner dans la vie. Ses deux filles, les sœurs de son fils, nées et élevées en France, la plus jeune de 19 ans vivant chez elle. L’autre, un peu plus âgée, à proximité, a fondé une famille. Carmela se bat au quotidien pour ce qui intéresse moins les médias, la situation de ceux qui sont restés auprès d’elle, et qui souffrent. Notamment sa plus jeune fille, complètement déboussolée depuis le départ de son frère, tellement son absence du foyer était omniprésente au quotidien. Carmela raconte que la petite sœur a eu du mal à se construire une identité et un projet de vie propres, entre une tentative avortée de départ en Syrie à 14 ans, de multiples placements organisés par les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou l’aide sociale à l’enfance (ASE). Depuis le départ de son frère, elle est déscolarisée.
Pour ces deux familles habitant Trappes, cet instant à Caen représente un premier tournant dans l’acceptation de la prise en compte de leur douleur. Ce public qui écoute leurs parcours de victimes d’une situation de guerre, leur rend une partie de cette humanité qui leur était déniée, il y a encore peu, du fait des actes horribles commis par leurs enfants, qui leur ont été jusqu’à peu imputés. Car l’intérêt du public présent pour ces histoires est bien réel. L’écoute se fait active, l’envie de comprendre l’incompréhensible est authentique. La France n’est décidément pas à l’image de ses chaînes d’info en continu. Pour les mères de Trappes présentes ce jeudi à Caen, les choses semblent enfin changer du côté de cette excommunication-là. Ces parents qui étaient encore peu des intouchables reprennent langue avec leur société, sans masques, sans voiles, tels qu’ils souffrent au quotidien. Dans un contexte médiatique dont ils ne comprennent pas toutes les règles, mais qui fait d’eux des parias, leur espoir est que le grand public et la société française plus largement reprennent possession de ce fait de société, de ces djihadistes produits sur le sol français, comme ils ont été produits sur le sol de nombreux pays. Le forum mondial Normandie pour la Paix de Caen est un premier pas dans ce sens.
Mais si Carmela s’est déplacée à Caen, c’est moins pour parler directement au public de sa situation et de ses états d’âme, elle qui restera largement silencieuse et laissant volontiers la parole à Joëlle, que pour faire passer un message : « Je me bats pour que tous soient rendus à la France, et juger en France. Même s’ils doivent prendre 30 ou 40 ans, ou même perpète, mais pas dans les prisons de Bachar. Même les nazis, ils ont eu le droit d’être jugés ! Carlos il a eu le droit d’être jugé ! Moi je me bats pour ça. Pour tous les prisonniers, pour tout le monde » Et puis elle fait le parallèle avec les prisonniers de Guantanamo, qui eux aussi n’ont jamais été jugés. La question que pose Carmela, même si elle ne la présente pas comme ça, est ainsi de savoir jusqu’où les contraintes liées aux situations de guerre doivent limiter le droit au bénéfice de l’application de la loi.
"Quand Joëlle entend Mohamad, elle se met à pleurer à chaudes larmes, la tête légèrement renversée en arrière comme pour les empêcher de couler."
Au terme d’une heure et demie de sessions de 10 minutes, les organisateurs proposent au public de prendre le micro et de présenter un ensemble de remarques décousues. C’est Dylan, lycéen en classe de terminale qui prend le premier la parole à partir du carré dédié à une famille de migrants kurdes venue raconter l’histoire de son exil, puis Jade, plus tard, elle aussi en terminale, enthousiasmée par ces rencontres : « Malgré toutes les épreuves que vous avez dû vivre, je trouve ça très courageux d’être venus ici et de nous faire comprendre avec vos mots, à vouloir arranger les choses, et faire la paix. Ça reste pour moi un moment très touchant. Je voudrais vous remercier » explique-t-elle. Puis c’est un Australien d’une soixantaine d’années, particulièrement touché par l’histoire de Joëlle qui « trouve fabuleux que les grands-parents puissent soutenir les petits-enfants isolés qui sont dans un camp en Syrie, pas organisé par une ONG. Pour soutenir ces enfants, bon courage, et solidarité ». Puis c’est le tour d’un prof de français d’une cinquantaine d’années accompagnant sa classe de CAP, exprimant qu’il aimerait « qu’il y ait des forums de la paix partout dans le monde. Pour le moment c’est pas le cas » regrette-t-il. Emmanuelle, trentenaire, remercie ensuite les différents livres pour leurs témoignages, puis analyse : « Les conflits, on en entend parler dans les journaux, dans l’actualité. Là c’est une manière de se concentrer sur les parcours et les conséquences individuelles. Ça permet d’échanger et de se mettre à un autre niveau pour connaître l’impact que ça peut avoir pour un enfant ». Un homme d’une soixante-dizaine d’années, se présentant comme parisien et dirigeant d’entreprise relève pour conclure du côté du public : « y’a jamais d’acrimonie et de désir de vengeance. Et je trouve ça formidable. Pourvu qu’on l’encourage et que ça se développe ».
Et puis c’est au tour des livres qui le souhaitent de prendre la parole publiquement pour conclure ce moment. C’est Mohamad, un jeune ado Kurde qui a passé la dernière heure et demie à raconter son exil qui s’y colle le premier. Au micro, il explique, entouré de sa mère et de sa sœur, que cette cession a été « une expérience incroyable pour moi de pouvoir raconter mon histoire. Je remercie toutes les personnes qui sont venues ». Quand Joëlle entend Mohamad, elle se met à pleurer à chaudes larmes, la tête légèrement renversée en arrière comme pour les empêcher de couler, réconfortée alors par Carmela qui la prend dans ses bras.
Puis Carmela, venue délivrer des messages, prend la parole à son tour. Elle est manifestement plus à l’aise dans cet exercice que dans celui de se raconter en petit comité : « Ne laissons pas le seul pouvoir à un seul juge des enfants, plutôt qu’un jury collégial, qui prend ses décisions à partir de rapports de la PJJ et de l’ASE. Battons-nous pour la dignité de ces enfants qui sont en souffrance en France. » Au-delà du message, sa prise de parole est aussi un moyen de reconnaître que le courant est passé entre le public présent et ces familles qui ont souffert de la guerre. Mais c’est sans doute une femme d’une trentaine d’années venue du carré Iran/Afghanistan, habillée et maquillée à la mode occidentale, qui résume finalement le mieux la relation qui s’est instaurée pendant une heure et demie entre les livres et leur lectorat du jour. Après les remerciements d’usage elle conclut, heureusement étonnée et pleine d’espoir : « Aujourd’hui je n’étais pas devant un public qui attendait à être diverti, mais qui s’est engagé à me donner ses oreilles. Merci à ces oreilles. »
Mehdi Litim